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Autour de la Lune




(1869)
Pays d'origine: France France
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Chapitre 8: A soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues

   Que s’était-il passé? D’où provenait la cause de cette ivresse singulière dont les conséquences pouvaient être désastreuses? Une simple étourderie de Michel, à laquelle très heureusement, Nicholl put remédier à temps.
   Après une véritable pâmoison qui dura quelques minutes le capitaine, revenant le premier à la vie, reprit ses facultés intellectuelles.
   Bien qu’il eût déjeuné deux heures auparavant, il ressentait une faim terrible qui le tiraillait comme s’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours. Tout en lui, estomac et cerveau, était surexcité au plus haut point.
   Il se releva donc et réclama de Michel une collation supplémentaire. Michel, anéanti, ne répondit pas. Nicholl voulut alors préparer quelques tasses de thé destinées à faciliter l’absorption d’une douzaine de sandwiches. Il s’occupa d’abord de se procurer du feu, et frotta vivement une allumette.
   Quelle fut sa surprise en voyant briller le soufre d’un éclat extraordinaire et presque insoutenable à la vue. Du bec de gaz qu’il alluma jaillit une flamme comparable aux jets de la lumière électrique.
   Une révélation se fit dans l’esprit de Nicholl. Cette intensité de lumière, les troubles physiologiques survenus en lui, la surexcitation de toutes ses facultés morales et passionnelles, il comprit tout.
   «L’oxygène!» s’écria-t-il.
   Et se penchant sur l’appareil à air, il vit que le robinet laissait échapper à pleins flots ce gaz incolore, sans saveur, sans odeur, éminemment vital, mais qui, à l’état pur, produit les désordres les plus graves dans l’organisme. Par étourderie, Michel avait ouvert en grand le robinet de l’appareil!
   Nicholl se hâta de suspendre cet écoulement d’oxygène, dont l’atmosphère était saturée, et qui eût entraîné la mort des voyageurs, non par asphyxie, mais par combustion.
   Une heure après, l’air moins chargé rendait aux poumons leur jeu normal. Peu à peu, les trois amis revenaient de leur ivresse; mais il leur fallut cuver leur oxygène, comme un ivrogne cuve son vin.
   Quand Michel apprit quelle était sa part de responsabilité dans cet incident, il ne s’en montra pas autrement déconcerté. Cette ébriété inattendue rompait la monotonie du voyage. Bien des sottises avaient été dites sous son influence, mais aussi vite oubliées que dites.
   «Puis, ajouta le joyeux Français, je ne suis pas fâché d’avoir goûté un peu de ce gaz capiteux. Savez-vous, mes amis, qu’il y aurait un curieux établissement à fonder, avec cabinets d’oxygène, où les gens dont l’organisme est affaibli pourraient, pendant quelques heures, vivre d’une vie plus active! Supposez des réunions où l’air serait saturé de ce fluide héroïque, des théâtres où l’administration l’entretiendrait à haute dose, quelle passion dans l’âme des acteurs et des spectateurs, quel feu, quel enthousiasme! Et si, au lieu d’une simple assemblée, on pouvait en saturer tout un peuple, quelle activité dans ses fonctions, quel supplément de vie il recevrait! D’une nation épuisée on referait peut-être une nation grande et forte, et je connais plus d’un État de notre vieille Europe qui devrait se remettre au régime de l’oxygène, dans l’intérêt de sa santé!»
   Michel parlait et s’animait, à faire croire que le robinet était encore trop ouvert. Mais, d’une phrase, Barbicane enraya son enthousiasme.
   «Tout cela est bien, ami Michel, lui dit-il, mais nous apprendras-tu d’où viennent ces poules qui se sont mêlées à notre concert?
   – Ces poules?
   – Oui.»
   En effet, une demi-douzaine de poules et un superbe coq se promenaient çà et là, voletant et caquetant.
   «Ah! les maladroites! s’écria Michel. C’est l’oxygène qui les a mises en révolution!
   – Mais que veux-tu faire de ces poules? demanda Barbicane.
   – Les acclimater dans la Lune, parbleu!
   – Alors pourquoi les avoir cachées?
   – Une farce, mon digne président, une simple farce qui avorte piteusement! Je voulais les lâcher sur le continent lunaire, sans vous en rien dire! Hein! quel eût été votre ébahissement à voir ces volatiles terrestres picorer les champs de la Lune!
   – Ah! gamin! gamin éternel! répondit Barbicane, tu n’as pas besoin d’oxygène pour te monter la tête! Tu es toujours ce que nous étions sous l’influence de ce gaz! Tu es toujours fou!
   – Eh! qui dit qu’alors nous n’étions pas sages!» répliqua Michel Ardan.
   Après cette réflexion philosophique, les trois amis réparèrent le désordre du projectile. Poules et coq furent réintégrés dans leur cage. Mais, en procédant à cette opération, Barbicane et ses deux compagnons eurent le sentiment très marqué d’un nouveau phénomène.
   Depuis le moment où ils avaient quitté la Terre, leur propre poids, celui du boulet et des objets qu’il renfermait, avaient subi une diminution progressive. S’ils ne pouvaient constater cette déperdition pour le projectile, un instant devait arriver où cet effet serait sensible pour eux-mêmes et pour les ustensiles ou les instruments dont ils se servaient.
   Il va sans dire qu’une balance n’eût pas indiqué cette déperdition, car le poids destiné à peser l’objet aurait perdu précisément autant que l’objet lui-même; mais un peson à ressort, par exemple, dont la tension est indépendante de l’attraction, eût donné l’évaluation exacte de cette déperdition.
   On sait que l’attraction, autrement dit la pesanteur, est proportionnelle aux masses et en raison inverse du carré des distances. De là cette conséquence : Si la Terre eût été seule dans l’espace, si les autres corps célestes se fussent subitement annihilés, le projectile, d’après la loi de Newton, aurait d’autant moins pesé qu’il se serait éloigné de la Terre, mais sans jamais perdre entièrement son poids, car l’attraction terrestre se fût toujours fait sentir à n’importe quelle distance.
   Mais dans le cas actuel, un moment devait arriver où le projectile ne serait plus aucunement soumis aux lois de la pesanteur, en faisant abstraction des autres corps célestes dont on pouvait considérer l’effet comme nul.
   En effet, la trajectoire du projectile se traçait entre la Terre et la Lune. A mesure qu’il s’éloignait de la Terre, l’attraction terrestre diminuait en raison inverse du carré des distances, mais aussi l’attraction lunaire augmentait dans la même proportion. Il devait donc arriver un point où, ces deux attractions se neutralisant, le boulet ne pèserait plus. Si les masses de la Lune et de la Terre eussent été égales, ce point se fût rencontré à une égale distance des deux astres. Mais, en tenant compte de la différence des masses, il était facile de calculer que ce point serait situé aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du voyage, soit, en chiffres, à soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues de la Terre.
   A ce point, un corps n’ayant aucun principe de vitesse ou de déplacement en lui, y demeurerait éternellement immobile, étant également attiré par les deux astres, et rien ne le sollicitant plutôt vers l’un que vers l’autre.
   Or, le projectile, si la force d’impulsion avait été exactement calculée, le projectile devait atteindre ce point avec une vitesse nulle, ayant perdu tout indice de pesanteur, comme tous les objets qu’il portait en lui.
   Qu’arriverait-il alors? Trois hypothèses se présentaient.
   Ou le projectile aurait encore conservé une certaine vitesse, et, dépassant le point d’égale attraction, il tomberait sur la Lune en vertu de l’excès de l’attraction lunaire sur l’attraction terrestre.
   Ou la vitesse lui manquant pour atteindre le point d’égale attraction, il retomberait sur la Terre en vertu de l’excès de l’attraction terrestre sur l’attraction lunaire.
   Ou enfin, animé d’une vitesse suffisante pour atteindre le point neutre, mais insuffisante pour le dépasser, il resterait éternellement suspendu à cette place, comme le prétendu tombeau de Mahomet, entre le zénith et le nadir.
   Telle était la situation, et Barbicane en expliqua clairement les conséquences à ses compagnons de voyage. Cela les intéressait au plus haut degré. Or, comment reconnaîtraient-ils que le projectile avait atteint ce point neutre situé à soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues de la Terre?
   Précisément lorsque ni eux ni les objets enfermés dans le projectile ne seraient plus aucunement soumis aux lois de la pesanteur.
   Jusqu’ici, les voyageurs, tout en constatant que cette action diminuait de plus en plus, n’avaient pas encore reconnu son absence totale. Mais ce jour-là, vers onze heures du matin, Nicholl ayant laissé échapper un verre de sa main, le verre, au lieu de tomber, resta suspendu dans l’air.
   «Ah! s’écria Michel Ardan, voilà donc un peu de physique amusante!»
   Et aussitôt, divers objets, des armes, des bouteilles, abandonnés à eux-mêmes, se tinrent comme par miracle. Diane, elle aussi, placée par Michel dans l’espace, reproduisit, mais sans aucun truc, la suspension merveilleuse opérée par les Caston et les Robert-Houdin. La chienne, d’ailleurs, ne semblait pas s’apercevoir qu’elle flottait dans l’air.
   Eux-mêmes, surpris, stupéfaits, en dépit de leurs raisonnements scientifiques, ils sentaient, ces trois aventureux compagnons emportés dans le domaine du merveilleux, ils sentaient que la pesanteur manquait à leur corps. Leurs bras, qu’ils étendaient, ne cherchaient plus à s’abaisser. Leur tête vacillait sur leurs épaules. Leurs pieds ne tenaient plus au fond du projectile. Ils étaient comme des gens ivres auxquels la stabilité fait défaut. Le fantastique a créé des hommes privés de leurs reflets, d’autres privés de leur ombre! Mais ici la réalité, par la neutralité des forces attractives, faisait des hommes en qui rien ne pesait plus, et qui ne pesaient pas eux-mêmes!
   Soudain Michel, prenant un certain élan, quitta le fond, et resta suspendu en l’air comme le moine de la Cuisine des Anges de Murillo.
   Ses deux amis l’avaient rejoint en un instant, et tous les trois, au centre du projectile, ils figuraient une ascension miraculeuse.
   «Est-ce croyable? Est-ce vraisemblable? Est-ce possible? s’écria Michel. Non. Et pourtant cela est! Ah! si Raphaël nous avait vus ainsi, quelle «Assomption» il eût jetée sur sa toile!
   – L’Assomption ne peut durer, répondit Barbicane. Si le projectile passe le point neutre, l’attraction lunaire nous attirera vers la Lune.
   – Nos pieds reposeront alors sur la voûte du projectile, répondit Michel.
   – Non, dit Barbicane, parce que le projectile, dont le centre de gravité est très bas, se retournera peu a peu.
   – Alors, tout notre aménagement va être bouleversé de fond en comble, c’est le mot!
   – Rassure-toi, Michel, répondit Nicholl. Aucun bouleversement n’est à craindre. Pas un objet ne bougera, car l’évolution du projectile ne se fera qu’insensiblement.
   – En effet, reprit Barbicane, et quand il aura franchi le point d’égale attraction, son culot, relativement plus lourd, l’entraînera suivant une perpendiculaire à la Lune. Mais, pour que ce phénomène se produise, il faut que nous ayons passé la ligne neutre.
   – Passer la ligne neutre! s’écria Michel. Alors faisons comme les marins qui passent l’Équateur. Arrosons notre passage!»
   Un léger mouvement de côté ramena Michel vers la paroi capitonnée. Là, il prit une bouteille et des verres, les plaça «dans l’espace», devant ses compagnons, et, trinquant joyeusement, ils saluèrent la ligne d’un triple hurrah.
   Cette influence des attractions dura une heure à peine. Les voyageurs se sentirent insensiblement ramenés vers le fond, et Barbicane crut remarquer que le bout conique du projectile s’écartait un peu de la normale dirigée vers la Lune. Par un mouvement inverse, le culot s’en rapprochait. L’attraction lunaire l’emportait donc sur l’attraction terrestre. La chute vers la Lune commençait, presque insensible encore; elle ne devait être que d’un millimètre un tiers dans la première seconde, soit cinq cent quatre-vingt-dix millièmes de ligne. Mais peu à peu la force attractive s’accroîtrait, la chute serait plus accentuée, le projectile, entraîné par le culot, présenterait son cône supérieur à la Terre et tomberait avec une vitesse croissante jusqu’à la surface du continent sélénite. Le but serait donc atteint. Maintenant, rien ne pouvait empêcher le succès de l’entreprise, et Nicholl et Michel Ardan partagèrent la joie de Barbicane.
   Puis ils causèrent de tous ces phénomènes qui les émerveillaient coup sur coup. Cette neutralisation des lois de la pesanteur surtout, ils ne tarissaient pas à son propos. Michel Ardan, toujours enthousiaste, voulait en tirer des conséquences qui n’étaient que fantaisie pure.
   «Ah! mes dignes amis, s’écriait-il, quel progrès si l’on pouvait ainsi se débarrasser, sur Terre, de cette pesanteur, de cette chaîne qui vous rive à elle! Ce serait le prisonnier devenu libre! Plus de fatigues, ni des bras ni des jambes. Et, s’il est vrai que pour voler à la surface de la Terre, pour se soutenir dans l’air par le simple jeu des muscles, il faille une force cent cinquante fois supérieure à celle que nous possédons, un simple acte de la volonté, un caprice nous transporterait dans l’espace, si l’attraction n’existait pas.
   – En effet, dit Nicholl en riant, si l’on parvenait à supprimer la pesanteur comme on supprime la douleur par l’anesthésie, voilà qui changerait la face des sociétés modernes!
   – Oui, s’écria Michel, tout plein de son sujet, détruisons la pesanteur, et plus de fardeaux! Partant, plus de grues, de crics, de cabestans, de manivelles et autres engins qui n’auraient pas raison d’être!
   – Bien dit, répliqua Barbicane, mais si rien ne pesait plus, rien ne tiendrait plus, pas plus ton chapeau sur ta tête, digne Michel, que ta maison dont les pierres n’adhèrent que par leur poids! Pas de bateaux dont la stabilité sur les eaux n’est qu’une conséquence de la pesanteur. Pas même d’Océan, dont les flots ne seraient plus équilibrés par l’attraction terrestre. Enfin pas d’atmosphère, dont les molécules n’étant plus retenues se disperseraient dans l’espace!
   – Voilà qui est fâcheux, répliqua Michel. Rien de tel que ces gens positifs pour vous ramener brutalement à la réalité.
   – Mais console-toi, Michel, reprit Barbicane, car si aucun astre n’existe d’où soient bannies les lois de la pesanteur, tu vas, du moins, en visiter un où la pesanteur est beaucoup moindre que sur la Terre.
   – La Lune?
   – Oui, la Lune, à la surface de laquelle les objets pèsent six fois moins qu’à la surface de la Terre, phénomène très facile à constater.
   – Et nous nous en apercevrons? demanda Michel.
   – Évidemment, puisque deux cents kilogrammes n’en pèsent que trente à la surface de la Lune.
   – Et notre force musculaire n’y diminuera pas?
   – Aucunement. Au lieu de t’élever à un mètre en sautant, tu t’élèveras à dix-huit pieds de hauteur.
   – Mais nous serons des Hercules dans la Lune! s’écria Michel.
   – D’autant plus, répondit Nicholl, que si la taille des Sélénites est proportionnelle à la masse de leur globe, ils seront hauts d’un pied à peine.
   – Des Lilliputiens! répliqua Michel. Je vais donc jouer le rôle de Gulliver! Nous allons réaliser la fable des géants! Voilà l’avantage de quitter sa planète et de courir le monde solaire!
   – Un instant, Michel, répondit Barbicane. Si tu veux jouer les Gulliver ne visite que les planètes inférieures, telles que Mercure, Vénus ou Mars, dont la masse est un peu moindre que celle de la Terre. Mais ne te hasarde pas dans les grandes planètes, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune, car là les rôles seraient intervertis, et tu deviendrais Lilliputien.
   – Et dans le Soleil?
   – Dans le Soleil, si sa densité est quatre fois moindre que celle de la Terre, son volume est treize cent vingt-quatre mille fois plus considérable, et l’attraction y est vingt-sept fois plus grande qu’à la surface de notre globe. Toute proportion gardée, les habitants y devraient avoir en moyenne deux cents pieds de haut.
   – Mille diables! s’écria Michel. Je ne serais plus qu’un pygmée, un mirmidon!
   – Gulliver chez les géants, dit Nicholl.
   – Juste! répondit Barbicane.
   – Et il ne serait pas inutile d’emporter quelques pièces d’artillerie pour se défendre.
   – Bon! répliqua Barbicane, tes boulets ne feraient aucun effet dans le Soleil, et ils tomberaient sur le sol au bout de quelques mètres.
   – Voilà qui est fort!
   – Voilà qui est certain, répondit Barbicane. L’attraction est si considérable sur cet astre énorme, qu’un objet pesant soixante-dix kilogrammes sur la Terre, en pèserait dix-neuf cent trente à la surface du Soleil. Ton chapeau, une dizaine de kilogrammes! Ton cigare, une demi-livre. Enfin si tu tombais sur le continent solaire, ton poids serait tel – deux mille cinq cents kilos environ –, que tu ne pourrais pas te relever!
   – Diable! fit Michel. Il faudrait alors avoir une petite grue portative! Eh bien, mes amis, contentons-nous de la Lune pour aujourd’hui. Là, au moins, nous ferons grande figure! Plus tard, nous verrons s’il faut aller dans ce Soleil, où l’on ne peut boire sans un cabestan pour hisser son verre à sa bouche!»


Chapitre 9 >