WeirdSpace Digital Library - Culture sans frontières

Les liaisons dangereuses




(1782)
Pays d'origine: France France
Textes disponibles du même auteur ici Dokument


LETTRE CXIII

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

   Je crois devoir vous prévenir, Vicomte, qu'on commence à s'occuper de vous à Paris; qu'on y remarque votre absence, et que déjà on en devine la cause. J'étais hier à un souper fort nombreux; il y fut dit positivement que vous étiez retenu au Village par un amour romanesque et malheureux: aussitôt la joie se peignit sur le visage de tous les envieux de vos succès et de toutes les femmes que vous avez négligées. Si vous m'en croyez, vous ne laisserez pas prendre consistance à ces bruits dangereux, et vous viendrez sur-le-champ les détruire par votre présence.
   Songez que si une fois vous laissez perdre l'idée qu'on ne vous résiste pas, vous éprouverez bientôt qu'on vous résistera en effet plus facilement; que vos rivaux vont aussi perdre leur respect pour vous, et oser vous combattre: car lequel d'entre eux ne se croit pas plus fort que la vertu? Songez surtout que dans la multitude des femmes que vous avez affichées, toutes celles que vous n'avez pas eues vont tenter de détromper le Public, tandis que les autres s'efforceront de l'abuser. Enfin, il faut vous attendre à être apprécié peut-être autant au-dessous de votre valeur, que vous l'avez été au-dessus jusqu'à présent.
   Revenez donc, Vicomte, et ne sacrifiez pas votre réputation à un caprice puéril. Vous avez fait tout ce que nous voulions de la petite Volanges; et pour votre Présidente, ce ne sera pas apparemment en restant à dix lieues d'elle, que vous vous en passerez la fantaisie. Croyez-vous qu'elle ira vous chercher? Peut-être ne songe-t-elle déjà plus à vous, ou ne s'en occupe-t-elle encore que pour se féliciter de vous avoir humilié. Au moins ici, pourrez-vous trouver quelque occasion de reparaître avec éclat, et vous en avez besoin; et quand vous vous obstineriez à votre ridicule aventure, je ne vois pas que votre retour y puisse nuire...; au contraire.
   En effet, si votre Présidente vous adore, comme vous me l'avez tant dit et si peu prouvé, son unique consolation, son seul plaisir, doivent être à présent de parler de vous, et de savoir ce que vous faites, ce que vous dites, ce que vous pensez, et jusqu'à la moindre des choses qui vous intéressent. Ces misères-là prennent du prix, en raison des privations qu'on éprouve. Ce sont les miettes de pain tombantes de la table du riche: celui-ci les dédaigne; mais le pauvre les recueille avidement et s'en nourrit. Or, la pauvre Présidente reçoit à présent toutes ces miettes-là: et plus elle en aura, moins elle sera pressée de se livrer à l'appétit du reste.
   De plus, depuis que vous connaissez sa Confidente, vous ne doutez pas que chaque Lettre d'elle ne contienne au moins un petit sermon, et tout ce qu'elle croit propre à corroborer sa sagesse et fortifier sa vertu [On ne s'avise jamais de tout! Comédie]. Pourquoi donc laisser à l'une des ressources pour se défendre, et à l'autre pour vous nuire?
   Ce n'est pas que je sois du tout de votre avis sur la perte que vous croyez avoir faite au changement de Confidente. D'abord, Madame de Volanges vous hait, et la haine est toujours plus clairvoyante et plus ingénieuse que l'amitié. Toute la vertu de votre vieille tante ne l'engagera pas à médire un seul instant de son cher neveu; car la vertu a aussi ses faiblesses. Ensuite vos craintes portent sur une remarque absolument fausse.
   Il n'est pas vrai que plus les femmes vieillissent, et plus elles deviennent rêches et sévères. C'est de quarante à cinquante ans que le désespoir de voir leur figure se flétrir, la rage de se sentir obligées d'abandonner des prétentions et des plaisirs auxquels elles tiennent encore, rendent presque toutes les femmes bégueules et acariâtres. Il leur faut ce long intervalle pour faire en entier ce grand sacrifice: mais dès qu'il est consommé, toutes se partagent en deux classes.
   La plus nombreuse, celle des femmes qui n'ont eu pour elles que leur figure et leur jeunesse, tombe dans une imbécile apathie, et n'en sort plus que pour le jeu et pour quelques pratiques de dévotion; celle-là est toujours ennuyeuse, souvent grondeuse, quelquefois un peu tracassière, mais rarement méchante. On ne peut pas dire non plus que ces femmes soient ou ne soient pas sévères: sans idées et sans existence, elles répètent, sans le comprendre et indifféremment, tout ce qu'elles entendent dire, et restent par elles-mêmes absolument nulles.
   L'autre classe, beaucoup plus rare, mais véritablement précieuse, est celle des femmes qui, ayant eu un caractère et n'ayant pas négligé de nourrir leur raison, savent se créer une existence, quand celle de la nature leur manque, et prennent le parti de mettre à leur esprit les parures qu'elles employaient avant pour leur figure. Celles-ci ont pour l'ordinaire le jugement très sain, et l'esprit à la fois solide, gai et gracieux. Elles remplacent les charmes séduisants par l'attachante bonté, et encore par l'enjouement dont le charme augmente en proportion de l'âge: c'est ainsi qu'elles parviennent en quelque sorte à se rapprocher de la jeunesse en s'en faisant aimer. Mais alors, loin d'être, comme vous le dites, rêches et sévères, l'habitude de l'indulgence, leurs longues réflexions sur la faiblesse humaine, et surtout les souvenirs de leur jeunesse, par lesquels seuls elles tiennent encore à la vie, les placeraient plutôt peut-être trop près de la facilité.
   Ce que je peux vous dire enfin, c'est qu'ayant toujours recherché les vieilles femmes, dont j'ai reconnu de bonne heure l'utilité des suffrages, j'ai rencontré plusieurs d'entre elles auprès de qui l'inclination me ramenait autant que l'intérêt. Je m'arrête là; car à présent que vous vous enflammez si vite et si moralement, j'aurais peur que vous ne devinssiez subitement amoureux de votre vieille tante, et que vous ne vous enterrassiez avec elle dans le tombeau où vous vivez déjà depuis si longtemps. Je reviens donc.
   Malgré l'enchantement où vous me paraissez être de votre petite écolière, je ne peux pas croire qu'elle entre pour quelque chose dans vos projets. Vous l'avez trouvée sous la main, vous l'avez prise: à la bonne heure! mais ce ne peut pas être là un goût. Ce n'est même pas, à vrai dire, une entière jouissance: vous ne possédez absolument que sa personne! je ne parle pas de son coeur, dont je me doute bien que vous ne vous souciez guère: mais vous n'occupez seulement pas sa tête. Je ne sais pas si vous vous en êtes aperçu, mais moi j'en ai la preuve dans la dernière Lettre qu'elle m'a écrite [Voyez la Lettre CIX]; je vous l'envoie pour que vous en jugiez. Voyez donc que quand elle y parle de vous, c'est toujours M. de Valmont; que toutes ses idées, même celles que vous lui faites naître, n'aboutissent jamais qu'à Danceny; et lui, elle ne l'appelle pas Monsieur, c'est bien toujours Danceny seulement. Par là, elle le distingue de tous les autres; et même en se livrant à vous, elle ne se familiarise qu'avec lui. Si une telle conquête vous paraît séduisante, si les plaisirs qu'elle donne vous attachent, assurément vous êtes modeste et peu difficile! Que vous la gardiez, j'y consens; cela entre même dans mes projets. Mais il me semble que cela ne vaut pas de se déranger un quart d'heure; qu'il faudrait aussi avoir quelque empire, et ne lui permettre, par exemple, de se rapprocher de Danceny qu'après le lui avoir fait un peu plus oublier.
   Avant de cesser de m'occuper de vous, pour venir à moi, je veux encore vous dire que ce moyen de maladie que vous m'annoncez vouloir prendre est bien connu et bien usé. En vérité, Vicomte, vous n'êtes pas inventif! Moi, je me répète aussi quelquefois, comme vous allez voir; mais je tâche de me sauver par les détails, et surtout le succès me justifie. Je vais encore en tenter un, et courir une nouvelle aventure. Je conviens qu'elle n'aura pas le mérite de la difficulté; mais au moins sera-ce une distraction, et je m'ennuie à périr.
   Je ne sais pourquoi, depuis l'aventure de Prévan, Belleroche m'est devenu insupportable. Il a tellement redoublé d'attention, de tendresse, de vénération, que je n'y peux plus tenir. Sa colère, dans le premier moment, m'avait paru plaisante; il a pourtant bien fallu la calmer, car c'eût été me compromettre que de le laisser faire; et il n'y avait pas moyen de lui faire entendre raison. J'ai donc pris le parti de lui montrer plus d'amour, pour en venir à bout plus facilement: mais lui a pris cela au sérieux; et depuis ce temps il m'excède par son enchantement éternel. Je remarque surtout l'insultante confiance qu'il prend en moi, et la sécurité avec laquelle il me regarde comme à lui pour toujours. J'en suis vraiment humiliée. Il me prise donc bien peu, s'il croit valoir assez pour me fixer! Ne me disait-il pas dernièrement que je n'aurais jamais aimé un autre que lui? Oh! pour le coup, j'ai eu besoin de toute ma prudence, pour ne pas le détromper sur-le-champ, en lui disant ce qui en était. Voilà, certes, un plaisant Monsieur, pour avoir un droit exclusif! Je conviens qu'il est bien fait et d'une assez belle figure: mais, à tout prendre, ce n'est, au fait, qu'un Manoeuvre d'amour. Enfin le moment est venu, il faut nous séparer.
   J'essaie déjà depuis quinze jours, et j'ai employé, tour à tour, la froideur, le caprice, l'humeur, les querelles; mais le tenace personnage ne quitte pas prise ainsi: il faut donc prendre un parti plus violent; en conséquence je l'emmène à ma campagne. Nous partons après-demain. Il n'y aura avec nous que quelques personnes désintéressées et peu clairvoyantes, et nous y aurons presque autant de liberté que si nous y étions seuls. Là, je le surchargerai à tel point d'amour et de caresses, nous y vivrons si bien l'un pour l'autre uniquement, que je parie bien qu'il désirera plus que moi la fin de ce voyage, dont il se fait un si grand bonheur; et s'il n'en revient pas plus ennuyé de moi que je ne le suis de lui, dites, j'y consens, que je n'en sais pas plus que vous.
   Le prétexte de cette espèce de retraite est de m'occuper sérieusement de mon grand procès, qui en effet se jugera enfin au commencement de l'hiver. J'en suis bien aise; car il est vraiment désagréable d'avoir ainsi toute sa fortune en l'air. Ce n'est pas que je sois inquiète de l'événement; d'abord j'ai raison, tous mes Avocats me l'assurent; et quand je ne l'aurais pas! je serais donc bien maladroite, si je ne savais pas gagner un procès, où je n'ai pour adversaires que des mineures encore en bas âge, et leur vieux tuteur! Comme il ne faut pourtant rien négliger dans une affaire si importante, j'aurai effectivement avec moi deux Avocats. Ce voyage ne vous paraît-il pas gai? cependant s'il me fait gagner mon procès et perdre Belleroche, je ne regretterai pas mon temps.
   A présent, Vicomte, devinez le successeur; je vous le donne en cent. Mais bon! ne sais-je pas que vous ne devinez jamais rien? hé bien, c'est Danceny. Vous êtes étonné, n'est-ce pas? car enfin je ne suis pas encore réduite à l'éducation des enfants! Mais celui-ci mérite d'être excepté; il n'a que les grâces de la jeunesse, et non la frivolité. Sa grande réserve dans le cercle est très propre à éloigner tous les soupçons, et on ne l'en trouve que plus aimable, quand il se livre, dans le tête-à-tête. Ce n'est pas que j'en aie déjà eu avec lui pour mon compte, je ne suis encore que sa confidente; mais sous ce voile de l'amitié, je crois lui voir un goût très vif pour moi, et je sens que j'en prends beaucoup pour lui. Ce serait bien dommage que tant d'esprit et de délicatesse allassent se sacrifier et s'abrutir auprès de cette petite imbécile de Volanges! J'espère qu'il se trompe en croyant l'aimer: elle est si loin de le mériter! Ce n'est pas que je sois jalouse d'elle; mais c'est que ce serait un meurtre, et je veux en sauver Danceny. Je vous prie donc, Vicomte, de mettre vos soins à ce qu'il ne puisse se rapprocher de sa Cécile (comme il a encore la mauvaise habitude de la nommer). Un premier goût a toujours plus d'empire qu'on ne croit et je ne serais sûre de rien s'il la revoyait à présent; surtout pendant mon absence. A mon retour, je me charge de tout et j'en réponds.
   J'ai bien songé à emmener le jeune homme avec moi: mais j'en ai fait le sacrifice à ma prudence ordinaire; et puis, j'aurais craint qu'il ne s'aperçût de quelque chose entre Belleroche et moi, et je serais au désespoir qu'il eût la moindre idée de ce qui se passe. Je veux au moins m'offrir à son imagination, pure et sans tache; telle enfin qu'il faudrait être, pour être vraiment digne de lui.
Paris, ce 15 octobre 17**


LETTRE CXIV >