WeirdSpace Digital Library - Culture sans frontières

Les liaisons dangereuses




(1782)
Pays d'origine: France France
Textes disponibles du même auteur ici Dokument


LETTRE CXVII

CECILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY

   (DICTEE PAR VALMONT.)
   Croyez-vous donc, mon bon ami, que j'aie besoin d'être grondée pour être triste, quand je sais que vous vous affligez? et doutez-vous que je ne souffre autant que vous de toutes vos peines? Je partage même celles que je vous cause volontairement; et j'ai de plus que vous, de voir que vous ne me rendez pas justice. Oh! cela n'est pas bien. Je vois bien ce qui vous fâche; c'est que les deux dernières fois que vous m'avez demandé de venir ici je ne vous ai pas répondu à cela: mais cette réponse est-elle donc si aisée à faire? Croyez-vous que je ne sache pas que ce que vous voulez est bien mal? Et pourtant, si j'ai déjà tant de peine à vous refuser de loin, que serait-ce donc si vous étiez là? Et puis pour avoir voulu vous consoler un moment, je resterais affligée toute ma vie.
   Tenez, je n'ai rien de caché pour vous, moi: voilà mes raisons, jugez vous- même. J'aurais peut-être fait ce que vous voulez, sans ce que je vous ai mandé, que ce M. de Gercourt, qui cause tout notre chagrin, n'arrivera pas encore de sitôt; et comme, depuis quelque temps, Maman me témoigne beaucoup plus d'amitié; comme, de mon côté, je la caresse le plus que je peux; qui sait ce que je pourrai obtenir d'elle? Et si nous pouvions être heureux sans que j'aie rien à me reprocher, est-ce que cela ne vaudrait pas bien mieux? Si j'en crois ce qu'on m'a dit souvent, les hommes même n'aiment plus tant leurs femmes, quand elles les ont trop aimés avant de l'être. Cette crainte-là me retient encore plus que tout le reste. Mon ami, n'êtes-vous pas sûr de mon coeur, et ne sera-t-il pas toujours temps?
   Ecoutez, je vous promets que, si je ne peux pas éviter le malheur d'épouser M. de Gercourt, que je hais déjà tant avant de le connaître, rien ne me retiendra plus pour être à vous autant que je pourrai, et même avant tout. Comme je ne me soucie d'être aimée que de vous, et que vous verrez bien si je fais mal, il n'y aura pas de ma faute, le reste me sera bien égal; pourvu que vous me promettiez de m'aimer toujours autant que vous faites. Mais, mon ami, jusque-là, laissez-moi continuer comme je fais; et ne me demandez plus une chose que j'ai de bonnes raisons pour ne pas faire, et que pourtant il me fâche de vous refuser.
   Je voudrais bien aussi que M. de Valmont ne fût pas si pressant pour vous; cela ne sert qu'à me rendre plus chagrine encore. Oh! vous avez là un bien bon ami, je vous assure! Il fait tout comme vous feriez vous-même. Mais adieu, mon cher ami; j'ai commencé bien tard à vous écrire, et j'y ai passé une partie de la nuit. Je vas me coucher et réparer le temps perdu. Je vous embrasse, mais ne me grondez plus.
Du Château de..., ce 18 octobre 17**


LETTRE CXVIII >